Le lieu concret où se déroule une histoire est une dimension significative de l’œuvre. L’espace est à la fois le cadre du récit et celui de l’énonciation, celui d’où l’énonciateur parle. Dans son analyse de la scénographie postcoloniale, Jean-Marc Moura constate « une définition forte de l’espace d’énonciation » (Moura, 141) qui se présente comme une caractéristique majeure des littératures francophones postcoloniales. Cette hypothèse a par ailleurs été reprise par Charles Bonn qui étudie les problématiques spatiales dans le corpus du roman maghrébin. Dans son analyse, Charles Bonn constate que les textes maghrébins francophones mettent en œuvre une délocalisation : l’espace identitaire est abandonné par l’énonciateur pour laisser la place à l’espace européen (Bonn, 136). D’une certaine manière, ce phénomène correspond à la littérature de l’exil, dans laquelle l’écrivain doit se créer un espace de référence et une identité au sein de la société d’accueil. Cela correspond également aux romans de migrations des auteurs vietnamiens francophones contemporains, comme Linda Lê, Kim Lefèvre ou Kim Thúy notamment.
Mais dans le roman vietnamien francophone de l’époque coloniale, dans Nam et Sylvie de Phạm Duy Khiêm et Des Femmes assises ça et là de Phạm Văn Ký en l’occurrence, les problématiques de l’exil apparaissent mais de manières différentes. Les intrigues de ces deux romans reposent essentiellement sur un contexte initial précis, celui du voyage d’études en France pendant l’époque coloniale. Il s’agit de voyages accomplis dans un temps de jeunesse durant lesquels l’énonciateur vietnamien, enthousiasmé depuis l’école indigène par un monde qu’il ne connaît qu’à travers les livres, éprouve une fascination renouvelée pour la ville de Paris et pour la culture occidentale. L’étude de l’espace d’énonciation de Nam et Sylvie et Des Femmes assises ça et là nous permettra d’observer les attitudes de ces deux auteurs – très francophiles mais qui font également partie des élites vietnamiennes du début du XXe siècle – à l’égard des confrontations culturelles entre la France et le Vietnam engendrée par l’entreprise coloniale. Nous allons alors démontrer que la fascination pour la culture occidentale chez Phạm Văn Ký et Phạm Duy Khiêm ne va pas jusqu’à l’assimilation et qu’en réalité, ils cherchent toujours à compenser l’émerveillement qu’ils éprouvent pour la vie parisienne par l’évocation de la richesse de la culture extrême-orientale.
La fascination pour Paris se manifeste de la façon évidente dans Nam et Sylvie, où la figuration de la ville apparaît également complexe grâce à la narration à plusieurs niveaux en parallèle. Le roman s’ouvre sur un narrateur adulte qui redécouvre son journal intime et commence à rapporter l’histoire de sa jeunesse de façon rétrospective. Ce récit, mené à la première personne, est entrecoupé d’extraits du journal intime du narrateur, qui font entendre sa voix de jeune homme, extraits mis en exergue par l’écriture en italique, et de lettres ou d’extraits de sa correspondance amoureuse avec le personnage de Sylvie. Il y a donc plusieurs narrateurs dans ce récit, Nam adulte, Nam étudiant auteur de son journal intime, adressé à lui-même ou à un public potentiel, Nam correspondant de Sylvie (alors aussi bien émetteur que destinataire de la correspondance). Paris est central dans ces différents discours narratoriaux.
L’espace parisien se déploie donc comme l’espace d’énonciation le plus fréquent, et comme le cadre de référence de Nam étudiant, narrateur autodiégétique de son journal intime, et de la correspondance amoureuse qu’il entretient avec Sylvie. Paris est également le cadre du récit raconté par le narrateur adulte qui se souvient, vingt ans après, de son histoire d’amour pendant ses premières années d’études supérieures en France. En revanche, le narrateur adulte s’exprime depuis une topographie indéterminée, qui n’est pas explicitement située, qui paraît extérieure à l’espace parisien dans lequel s’organise l’histoire. En réalité, il semble que l’énonciateur adulte ne se situe ni dans l’univers parisien ni dans l’espace autochtone pour lequel le narrateur autodiégétique est parti après avoir achevé ses études. Il parle depuis un lieu non défini, sans appartenance, un « hors-lieu » qui selon nous doit servir à résoudre les antagonismes entre ses deux cultures de référence et proposer une parole apaisée, en surplomb. Ce lieu d’énonciation permet également de neutraliser les problématiques politiques et identitaires, d’autant que le narrateur adulte thématise son passage « de sujet colonial à sujet postcolonial » (Britto, 111). L’énonciation insituée, sans lieu, renvoie sans doute également à l’attitude et à la vie de l’auteur Phạm Duy Khiêm, notamment à son attitude, sinon ambiguë, du moins d’entre-deux, lors du conflit entre la France et le Vietnam et après celui-ci.
Paris apparaît dans Nam et Sylvie comme un espace de liberté qui offre au héros-narrateur étudiant une vie remplie d’événements, dans laquelle il se lance avec énormément d’enthousiasme. La topographie parisienne est présentée dans le roman selon trois aires principales : la Cité Universitaire, l’Ecole Normale Supérieure et les parcs parisiens.
L’espace de la Cité universitaire occupe une place particulière dans Nam et Sylvie car il constitue une référence directe à la réalité du système colonialiste français du XXe siècle. Il s’agit en effet d’une résidence qui accueille les étudiants de la colonie venant en France pour leurs études supérieures. C’est à la fois un point d’ancrage et un lieu de rassemblement pour les étudiants coloniaux. La Cité universitaire est décrite dans Nam et Sylvie d’abord comme une zone de verdure agréable, avec « le Pavillon Henri IV » (Nam Kim, 10), « le lac des ibis avec ses arbres verts » (Nam Kim, 10), avec « ses baraques, ses buissons et sa faune » (Nam Kim, 11). Elle est en plus constituée de plusieurs bâtiments dont l’architecture est très pensée, destinée à reproduire les styles architecturaux indigènes. En réalité, cette architecture s’inspire moins de celles des pays colonisés qu’elle n’est une reconstruction des styles que perçoivent les Français à propos de leurs colonies. Parmi ces bâtiments, la Maison des étudiants de l’Indochine est inaugurée en 1930 (elle est appelée à recevoir une centaine d’étudiants par an). Ainsi, c’est à cet endroit que le narrateur Nam rencontre Sylvie : « Je la vis pour la première fois dans la salle de fêtes or et rouge de notre “Maison de l’Indochine”, parmi les dragons et les nuages, au cours d’un de nos bals “du Printemps” » (Nam Kim, 7).
C’est aussi dans cet environnement que Nam s’épanouit, au milieu des distractions estudiantines et des échanges culturels pour lesquels il se passionne. Des bals y sont régulièrement organisés, l’ambiance y est jeune et bouillonnante, comme le héros le constate : « De retour dans la salle, nous tombons sur des rondes ! Jamais je n’ai assisté à un bal aussi gai ici, aussi jeune » (Nam Kim, 208). La culture vietnamienne est valorisée dans la Cité universitaire, ainsi le jour du Nouvel An lunaire est considéré comme un événement majeur qui est l’occasion d’organiser un grand bal pour les étudiants et des rencontres de personnalités politiques et culturelles originaires de France et d’Indochine, par exemple : « Je me traîne alors au bureau de Thierry [directeur de la Maison d’Indochine]. Il m’annonce que Sarraut[1] viendra, ainsi que Laval[2] » (Nam Kim, 124). L’événement que constitue l’exposition de photographies installée à la Fondation Deutsch de la Meurthe est une grande fierté du héros parce qu’elle lui offre l’occasion de s’accomplir dans l’art photographique.
Lorsqu’il décrit son univers, le narrateur n’évoque pas les aspects contraignants ou politiques de la Cité Universitaire, soit qu’il n’en soit pas conscient, soit qu’il refuse de les envisager : le fait que cette résidence vise à contrôler et à surveiller les étudiants des colonies en les maintenant dans un encadrement prévu. La description de la Cité Universitaire dans ce roman valorise plutôt des valeurs de fraternité et d’échanges entre les cultures française et indochinoise, proches de celles que promeuvent les administrateurs français, comme en témoigne par exemple, au-delà sa tonalité paternaliste, ce discours prononcé lors de la cérémonie de pose de la première pierre de la Maison de l’Indochine :
Nous étions amenés à ce projet par un sentiment très exact du devoir assumé vis-à-vis de ces jeunes gens, que nous avions invités à participer à notre civilisation et à nos sciences modernes, et à qui nous devions assurer la liberté, la paix et l’honnêteté de leur vie de travail. Nous y étions poussés par le très net désir des chefs de famille annamites qui nous avaient confié leurs enfants pour les rendre plus savants sans doute et mieux armés dans la vie, mais qui voulaient que leurs fils conservassent, parmi nous, les qualités et les traditions de leurs ancêtres et de leur civilisation propre. Enfin, nous comprenions très bien quelle protection morale, mais libérale et discrète, nous devions à ces jeunes générations, […]. Devant notre conscience avertie, se dressait donc notre devoir de pères adoptifs, ou si l’on préfère, de frères aînés responsables. (Cité universitaire de Paris, 16–17)
Le deuxième espace important, celui de l’Ecole Normale Supérieure, constitue le cadre de vie des élèves normaliens, suivant un cursus d’excellence et se présentant à des concours rigoureux, scolarité suivie par l’auteur lui-même, car Phạm Duy Khiêm est le premier Indochinois admis à l’Ecole Normale Supérieure (en 1931). Il appartient à la même promotion que Léopold Sédar Senghor et Georges Pompidou en classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand (“Ils Étaient Trois Condisciples”, 9). En 1934, l’écrivain prépare l’agrégation de grammaire, concours auquel il échoue à l’oral et qu’il doit repasser l’année suivante. Ce détail est d’ailleurs mentionné dans le roman et constitue un élément qui accélère la rupture entre Nam et Sylvie : « Contrairement à mon attente, j’échouai à l’oral. Le premier choc passé […], je décidai de rester pour recommencer une année » (Nam Kim, 174). En poursuivant ses études dans une grande école à Paris, Phạm Duy Khiêm, comme le jeune Nam du roman, a l’occasion de vivre les mêmes expériences estudiantines que les hommes de lettres français, comme Jules Romains, Jean-Paul Sartre, Paul Nizan et d’autres. L’admiration pour la civilisation européenne, la fierté d’être normalien à l’Ecole Normale Supérieure sont lisibles dans Nam et Sylvie à travers le travail rigoureux que le protagoniste mène sur de grands auteurs classiques ou antiques comme Voltaire, Phèdre ou Platon (Nam Kim, 67), à travers l’intérêt qu’il porte à des ouvrages religieux comme L’Introduction à la vie dévote de Saint François de Sales (Nam Kim, 98) ou à travers l’intérêt qu’il porte à la langue française lorsqu’il renvoie à la Phonétique d’Edouard Bourciez (Nam Kim, 98). En outre, la fierté d’être le premier Vietnamien normalien, de participer de la réputation d’excellence de la Grande Ecole s’accompagne d’un climat pesant, de sentiments de pression et d’angoisse, surtout à l’approche des épreuves, comme le narrateur l’exprime :
Cours à la Sorbonne, cours à l’Ecole, foule d’étudiants, attente vaine des professeurs absents, pris par des examens – attente pendant laquelle je me rongeais, non seulement angoissé à l’idée du travail, mais surtout oppressé par cette atmosphère de rivalité et de calculs – la journée fut pour moi épouvantable. (Nam Kim, 98)
C’est dans cette ambiance que l’histoire d’amour entre Nam et Sylvie s’affaiblit, au regret des deux jeunes amoureux.
Si l’espace de l’Ecole Normale Supérieure est marqué par l’ambiance pénible des épreuves qui étouffent tout désir personnel, le troisième espace mis en avant par le roman, celui des parcs et des jardins parisiens est le lieu de la célébration de l’amour entre Nam et Sylvie. Les promenades dans les jardins peuvent évoquer encore une fois la vie étudiante, cette fois dans ses aspects amoureux. L’espace paisible de la verdure, les chants des oiseaux et la représentation du jeu du soleil correspondent parfaitement à l’amour pur et passionné que vivent ces deux jeunes étudiants. En dehors de l’espace enfermé de la Cité Universitaire (pour ne pas dire « contrôlé », terme qui reflèterait peut-être plus précisément la réalité politique) et de l’espace de tension qui est celui des concours de l’enseignement, le jeune Nam bénéficie, comme tout le monde, de moments agréables dans un Paris très poétique :
Je ne me rappelle plus le chemin que nous avons pris ensuite… Si ! C’est du côté du collège Sévigné. Des rues tranquilles, puis le boulevard de Port-Royal. Et nous parlons, et nous marchons sans voir…
Nous nous retrouvons dans la délicieuse avenue de l’Observatoire : quel calme, quelle distinction ! Ni voitures, ni passants ; seulement un ou deux couples. Le soir descend, avec les longues bandes d’ombre des arbres, et elles nous couvrent. Un moment nous recevons quelques gouttes de pluie. Ah ! douceur de sa joue, ardeur de ses lèvres ; ce corps qui se moule dans mes bras ! (Nam Kim, 77–78)
La ville se présente donc comme la ville des amoureux. Dans cette scène du baiser nocturne, Paris semble devenir immobile et déserte pour se destiner uniquement aux jeunes couples.
Ainsi, la description du lieu dans Nam et Sylvie nous montre d’une part l’enthousiasme qu’a un jeune étudiant vietnamien de séjourner en France et de découvrir la culture française dans une des écoles les plus éminentes de la métropole. D’autre part, la culture autochtone ne semble pas être négligée mais elle est d’autant plus mise en valeur dans l’espace étranger.
Le rôle féminin est particulièrement important dans le roman de Phạm Văn Ký, comme cela apparaît dès le titre Des Femmes assises ça et là. Tout le livre raconte en effet le débat intérieur qui agite le narrateur entre ce qu’il doit à sa Mère, qui réclame la présence de son fils depuis son lit de mort, et les relations qu’il entretient avec trois autres personnages féminins : Orla, Solange, et Eliane. La présence du féminin figure même dans l’espace d’énonciation de l’œuvre littéraire, comme le narrateur l’annonce : « Je l’appelle la Paris : la plus femme d’entre toutes, me disais-je dans un éclair d’intuition sans avoir eu à la comparer avec les autres capitales » (Pham, 13). Sans aucun raisonnement et dans son intuition, la ville de Paris est pour le narrateur la plus féminine des villes du monde.
Cette féminisation de Paris repose d’abord sur la figure maternelle dans un jeu de références d’ordre épistémologique aux représentations que le taoïsme a du féminin. Le fait que Paris soit féminisé révèle une conception philosophique plutôt valorisante de la femme et du féminin. En effet, le concept du féminin est l’un des deux symboles (l’autre étant celui de l’eau, conçu comme élément fondamental de l’univers) qui caractérisent les attitudes taoïstes primordiales qui doivent être de tolérance, de réceptivité et de souplesse (« céder, s’effacer, permettre de, inviter » (Needham, 119)). Cette attitude de générosité est aussi attribuée à l’image personnifiée de Paris que l’auteur montre dans son œuvre :
Or, elle [Paris] est la synthèse de tous les opposés, et donc, sauf son respect, un lieu taoïste. Pas un lieu confucéen, car si je la place au-dessus des villes extrême-orientales par son humeur railleuse et indépendante, je ne lui trouve pas cette urbanité à elles commune, quoique sa politesse de cœur ne se démente jamais à l’égard de ceux qui lui implorent asile et nourriture. (Pham, 14)
Si le confucianisme repose sur une conception hiérarchisée du monde et des relations humaines, reposant sur l’obéissance que l’on doit à un supérieur et en définitive à un sujet souverain, le taoïsme véhicule l’idée d’une dualité essentielle au fonctionnement du monde et prône l’harmonie du ying et du yang qui implique la synthèse des contraires.
Conformément à la qualification qu’il attribue à Paris, vue comme « un lieu taoïste » et non pas comme « un lieu confucéen », le narrateur décrit la ville à travers une série d’antithèses. La Paris-femme est à la fois « recherchant » (Pham, 14) et « recherchée » (Pham, 14), elle est en même temps un gibier « stérile mais foisonnant » (Pham, 14). Accueillant toutes sortes de gens, des riches « affermant leurs revenus » aux « mécréants », elle est pourtant indifférente « à la maladie aussi bien qu’à la guérison » de leur état d’esprit. Elle peut contenir à la fois ou successivement le vide et le plein (« un vide ne s’étant pas dénoncé ici qu’un plein s’annonce déjà ailleurs »), la nuit et la lumière (« dans l’ordre du trouble et du clair, elle a ses périodes solaires et ses périodes lunaires »). Ces antithèses ont pour ambition de représenter les facettes complexes de la ville et donnent par conséquent une image de Paris dans sa plénitude et sa multiplicité.
Cette plénitude se concrétise dans le caractère cosmopolite de Paris. La Paris-femme, disposant d’une « politesse de cœur », accueille tout étranger qui y entre quelles que soient ses motivations. Ce caractère généreux et hospitalier est d’ailleurs réaffirmé par l’allusion à l’attitude d’une divinité matriarcale bien significative dans le taoïsme. En effet, dans l’ouvrage majeur qui véhicule cette doctrine Tao Tö King [Le Livre de la Voie et de sa vertu] de Lao-Tseu (en vietnamien : Lão Tử), la figure de la mère est plusieurs fois évoquée sous les aspects d’une déesse-Mère qui symbolise la Voie par ses caractères d’ouverture, de souplesse, de réceptivité et par la représentation ultime qui fait de la mère le modèle ou l’incarnation d’un idéal d’accomplissement intérieur. Paris, comme la déesse-Mère, absorbe l’étranger en qui elle favorise l’éclosion d’une nouvelle personnalité, d’un nouveau moi car « de son sceau, elle marque ses hôtes, même ceux qui y font séjour invisible, en leur conférant un air d’exister, de vivre intensément. Elle offre tant de visages et de variétés que tous s’accomplissent dans son giron » (Pham, 14). La ville est présentée comme une puissance tutélaire, une entité surnaturelle qui s’approprie et transforme ceux qui la fréquentent ; « elle ne prospère qu’autant qu’elle assimile et transforme nos tares, et reçoit tous les contraires » (Pham, 15). Ainsi, l’association de la topographie de Paris à l’image maternelle mythique est validée par l’attribution du trigramme Kun au titre du premier chapitre : Kun ☷ symbolisant à la fois la Terre et la Mère, et représentant la réceptivité ou la docilité (Cleary, Edde, and E. Fritsch, 15).
En outre, Paris personnifiée sous les traits d’une femme présente un autre aspect, celui, hautement symbolique, presque ésotérique, de l’être féminin perçu comme un temple, avec ses lieux de culte. Cette représentation fait parfois de Paris un être au-delà de l’humanité, à la lisière du féminin pourtant scandé par le pronom personnel « elle », dont les parties du corps seraient à la fois ceux d’une ville et ceux d’un temple. La référence à « la fleur du Mal » (Pham, 15), aux arbres mythologiques ou symboliques (« son sycomore d’Egypte » (Pham, 15), « l’arbre qu’Héraclès découvrit dans un éden à la fin du monde » (Pham, 15), « son yggdrasill » (Pham, 15)) joue sur des résonances à la fois mystiques et érotiques. Sans doute l’auteur joue-t-il également avec les symboles chrétiens présents en filigrane dans cette énumération (l’arbre de connaissance, le sycomore qui est un symbole biblique également, présent dans l’Ancien et le Nouveau Testament). Cette image de Paris sous les traits d’un temple, ou peut-être d’une prêtresse, est également pleine d’humour, notamment dans le renvoi des grands monuments parisiens à des lieux de culte païens :
Elle a ses mémoriaux – les Invalides –, son esplanade des sacrifices – le Panthéon –, sa pierre phallique – l’Obélisque –, son autel des fumigations – l’Arc de Triomphe –, son trépied de la pythie – la Tour Eiffel –, son Parthénon – la Bourse où l’on ne devise que de chiffres – et sa fleur du Mal : Saint-Germain-des-Prés. Son zéro kilométrique devant Notre-Dame, c’est son nombril de bouddha, son sycomore d’Egypte, l’arbre qu’Héraclès découvrit dans un éden à la fin du monde. Ceux qui se pendent à son yggdrasill s’imaginent tous dieux mourants. (Pham, 15)
Paris est donc une ville qui conserve toute l’histoire de la France, elle est présentée de façon presque ironique, certainement ludique, comme une bibliothèque historique avec ses lieux de mémoires : les Invalides, le Panthéon, l’Obélisque, l’Arc de Triomphe. Par ailleurs, en s’amusant à ramener la grandeur occidentale à des usages païens et très cosmopolites, l’auteur, de manière spirituelle, présente Paris comme une capitale capable de rassembler toutes les civilisations. Ainsi, le « nombril de bouddha » (Pham, 15) évoque la culture asiatique, le sycomore est un symbole de régénération et renvoie à la vie après la mort dans l’Egypte ancienne. Si le jardin d’éden découvert par Héraclès évoque bien la mythologie grecque et le jardin des Hespérides, le terme « éden » fait sens vers l’Eden chrétien et l’arbre de la connaissance qui figure dans la Genèse. Enfin, l’yggdrasill est l’Arbre du monde dans la mythologie nordique, relié au dieu Odin. La figure de Paris comme centre culturel universel et syncrétique se traduit également, de façon moins provocatrice, à travers les itinéraires parisiens que le narrateur accomplit durant ses promenades. De son trajet banlieusard de Maisons-Alfort via le bois de Vincennes, il nous emmène vers des quartiers plus intellectuels : la « gare du Luxembourg. Le quartier latin » (Pham, 18), dans le quartier des éditeurs : « les rues Furstenberg, Jacob, de Seine » (Pham, 18). Ailleurs, c’est une succession de lieux de culte qui rassemble à nouveau des religions variées : Saint-Julien le Pauvre, Notre-Dame, la Mosquée, Saint-Ephrem des Syriens (Pham, 12). Ce faisant, le narrateur parcourt les monuments les plus iconiques ou les plus symboliques qui construisent un Paris universel, « reconnaissable », et malgré tout de convention. De même, le multiculturalisme de Paris se montre, de manière à la fois drôle et humaniste, à travers les caricatures des peuples qui se réunissent à Paris : « le Russe blanc, la personne déplacée, le Bulgare insolent, le Grec âpre, l’Asiatique oblique, le Papou ahuri, le Noir dégingandé » (Pham, 15).
Enfin, la construction de l’espace parisien comme espace d’énonciation dans certains romans vietnamiens francophones, dans Nam et Sylvie et dans Des Femmes assises ça et là en l’occurrence, implique un éloge de la culture européenne. Mais c’est aussi dans ce cadre métropolitain que la civilisation extrême-orientale est mise en valeur, dans une sorte de contrepoids à la grandeur de la civilisation occidentale. Paradoxalement, il semble que ce n’est pas dans les lieux autochtones mais dans l’espace métropolitain que l’identité vietnamienne fait l’objet de réflexions et de recherches approfondies, relatives aux sources philosophiques et religieuses de la civilisation extrême-orientale. Ce phénomène peut en effet s’expliquer par le fait que c’est dans l’espace étranger, ou précisément à Paris considéré comme capitale de la civilisation européenne, que le sujet vietnamien, portant les traditions vietnamiennes dans son sang et son esprit, fait face à une véritable confrontation culturelle. Cette confrontation n’est d’ailleurs pas la même dans la colonie car la culture française y est importée de manière partielle, d’abord au profit de la politique de colonisation, puis ensuite adaptée aux peuples indigènes.
[1] Albert Sarraut (1872-1962) est gouverneur général de l’Indochine de 1911 à 1914 et de 1917 à 1919.
[2] Pierre Laval (1883-1945) est homme politique français. Avocat, député socialiste pendant la Première Guerre Mondiale, il est plusieurs fois ministre et président du Conseil pendant les années 20 et les années 30, l’époque où Phạm Duy Khiêm fait ses études en France.
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Source: littrature678.wordpress.com